Les raisons qui justifient d’être grincheux au travail
Meredith Bennett-Smith – Pour Quartz
18 avril 2017
Les gens qui se concentrent sur le fait d’être heureux deviennent, au fil du temps, moins heureux”.
Le bonheur et la satisfaction ne sont pas un but, mais le sous-produit d’un engagement honnête avec soi-même
Les femmes qui répriment leurs sentiments intérieurs finissent souvent par être beaucoup moins heureuses.
Une perspective pessimiste mène à une productivité plus élevée, à moins d’erreurs et à une meilleure communication
« La colère à petites doses, peut conduire à plus de créativité »
Pour mon anniversaire cette année, mes collègues de travail ont organisé une surprise raffinée. Quand je suis arrivé au travail, quelques dizaines de collègues s’étaient habillés comme je le fais, enfilant mes accessoires de marque: une chemise en flanelle, une casquette de baseball et un air renfrogné.
Il y a deux choses à retirer de cette anecdote. La première est que j’ai des collègues attentifs et originaux. La deuxième est que mon comportement habituellement bougon au travail est si perceptible qu’il est devenu une caractéristique de ma personnalité et d’ailleurs une partie de moi-même s’en embarrasse.
Après tout, j’ai grandi, comme tant de jeunes employés qui comprennent que le travail acharné et une imperturbable politesse sont les façons d’obtenir et de garder un bon emploi. Je ne me souviens plus qui m’a pour la première fois suggéré que je devais toujours tenter de travailler avec le sourire, mais cela me parait conforme à toute une série de coutumes sociales que les jeunes – surtout les femmes – apprennent dès leur plus jeune âge.
J’ai pendant des années, accepté l’idée que l’honnêteté émotionnelle était une qualité qu’il valait mieux garder à la maison. Mais avec la progression de ma carrière et de ma confiance, je me suis rendu compte que garder mes sentiments intérieurs sincères était épuisant et inutile. Je ne veux pas, bien sûr, dire qu’il faut être grossiers ou méchants au travail. Mais je pense que le culte de l’attitude positive en entreprise a quelque chose d’inquiétant.
Les employeurs peuvent bien s’imaginer qu’une salle emplie d’employés souriants est un signe d’un bureau productif et efficace. Mais la recherche démontre que forcer les travailleurs à paraître plus plaisants et plus heureux qu’ils le soient réellement peut conduire à une foule de conséquences négatives, depuis l’épuisement émotionnel jusqu’au repliement sur soi-même. Les femmes en particulier souffrent de l’expectative d’avoir constamment l’air satisfait.
Il n’y a aucune raison, de supporter cet état de fait en 2017. Tout d’abord, les chercheurs de la Technische Universitaet de Munich ont constaté que les femmes étaient moins susceptibles d’être promues à des postes de direction si elles paraissaient trop satisfaites ou heureuses. (Un exemple de plus de situations inextricables auxquelles les femmes doivent faire face chaque jour au travail.) La recherche a également prouvé qu’une perspective pessimiste mène à une productivité plus élevée, à moins d’erreurs et à une meilleure communication. En d’autres termes: les travailleurs.
Grincheux du monde, unissez-vous !
La tyrannie de la productivité du lieu de travail
S’il vous semble que vos patrons ont été trop préoccupés par votre bonheur et celui de vos collègues ces derniers temps, il y a de grandes chances que vous ayez raison. Comme le révèle le sociologue et économiste anglais William Davies dans son livre The Happiness Industry L’industrie du bonheur, l’obsession moderne du positivisme sur le lieu de travail est un phénomène relativement nouveau, généré par la recherche qui relie la productivité des travailleurs à leur satisfaction. Dans ce contexte, il me semble qu’essayer d’améliorer le bien-être des salariés devrait être gagnant/gagnant tant pour les travailleurs que pour les gestionnaires. Mais Davies explique que les stratégies de bonheur d’entreprise peuvent rapidement mal tourner.
“Le raisonnement pour promouvoir le bonheur au travail a toujours été principalement la productivité”, note-t-il. «Les employeurs cherchent par diverses façons de stimuler le moral et l’humeur des employés, ou, si cela échoue, à les instruire sur la façon de se comporter pour paraitre réjoui. Je crois que cet aspect est plus prononcé en Amérique, où l’optimisme et l’estime de soi sont presque des obligations morales. Mais il n’est pas limité aux États-Unis. ”
“Les gens qui se concentrent sur le fait d’être heureux deviennent, au fil du temps, moins heureux”.
Selon l’endroit où vous travaillez, les efforts visant à stimuler le moral des employés peuvent inclure de l’offre d’une glace gratuite le vendredi jusqu’à celle d’instruire les barmaids à extérioriser une fausse gaieté lors de leurs quarts de travail tôt le matin. Ces parcours du bonheur superficiels et manipulateurs ne feront certainement pas de différence à long terme. Mais même les efforts plus recherchés et bien intentionnés, tels que fournir la technologie pour que les employés puissent facilement travailler à la maison, effacent l’importante séparation entre le travail et la vie privée.
“Je crois qu’un bon équilibre est obtenu lorsque les employeurs développent une véritable sympathie et compréhension des problèmes qui ne sont pas liés au travail auxquels leurs employés sont confrontés, en respectant leur vie en dehors du travail”, a déclaré Davies. «Les employeurs devraient essayer d’éviter de réduire tous les problèmes à la productivité et chercher à honorer la répartition entre le travail et la vie».
La recherche suggère également qu’être obligé de paraitre être enchanté et satisfait pendant de longues périodes de temps peut causer des problèmes de santé physiques et émotionnels, depuis la dépression jusqu’aux maladies cardiovasculaires. Susan David, auteur de Emotional Agility, l’Agilité émotionnelle, psychologue à la Faculté de médecine de Harvard, a longuement discuté les dangers d’avoir à se fabriquer un visage satisfait le matin. Combattre les émotions négatives, ou les supprimer, ne nous rend pas plus heureux, dit-elle. “Les personnes qui se concentrent sur le fait d’être heureux sont, au fil du temps, moins heureuses”. David a récemment déclaré :
“Je ne suis clairement pas contre le bonheur. Le bonheur et la satisfaction ne sont pas un but, mais le sous-produit d’un engagement honnête avec soi-même.
Entre temps, Dieter Zapf, président du département de l’emploi et de la psychologie dans l’organisation auprès de l’Université de Frankfurt am Main, a mené des milliers d’entretiens auprès d’employés sur le service à la clientèle se trouvant dans l’obligation de dissimuler leurs vraies émotions auprès des clients. Il a constaté que falsifier continuellement ses émotions peut conduire à la frustration, à l’épuisement professionnel et même à la dépression.
“Nous appelons cette sorte d’émotion simulée la dissonance émotionnelle “, a déclaré Zapf dans The BMJ, une revue médicale internationale. “Nous avons constaté que, le temps passé par les employés avec les clients était sans importance dans la mesure du stress, en comparaison du temps effectivement passé à exhiber une dissonance émotionnelle “.
De même, une étude publiée en 2011 dans The Academy of Management Journal, a conclu que faire un sourire au travail peut aggraver l’humeur et mener à la rétraction. Cette étude a également noté que les femmes qui tentaient de supprimer leurs sentiments négatifs en souffraient plus que les hommes. Selon le New York Times, les auteurs de l’étude ont spéculé que cela était causé par les normes culturelles; “les femmes étant conditionnées a être émotionnellement plus expressives … cacher ses émotions risquait créer plus de contraintes”.
Voir la vie en gris et se sentir bien
D’un autre côté, de bonnes raisons justifient un comportement grincheux. La recherche suggère en effet que si un comportement positif pouvait nous rendre plus productifs, l’irritation et le cynisme avaient autant d’avantages.
Se sentir légèrement déprimé, d’une part, rend certaines personnes plus attentives et plus orientées vers le détail de la pensée. Joseph Forgas est professeur de psychologie à l’Université de Nouvelle-Galles-du-Sud et un expert sur les façons, dont l’émotion, peut influencer notre connaissance. Ses recherches suggèrent que les compétences en communication et en pensée critique peuvent augmenter lorsque le niveau de bonheur diminue. (Sur une note personnelle: en tant que rédactrice en chef et écrivain, ce sont là des compétences qui comptent beaucoup dans ma vie professionnelle de tous les jours. Autre point important pour les journalistes grincheux.)
Forgas affirme que le lien entre l’irritation et l’attention a des fondements évolutifs.
“L’humeur négative fonctionne comme un léger signal d’alarme, nous informant que nous sommes confrontés à une nouvelle situation, inconnue et potentiellement problématique. Cette humeur produit inconsciemment un style de pensée plus attentif et plus ciblé”, dit-il. En d’autres termes, les humeurs quelque peu négatives peuvent nous amener à être plus attentifs et à accorder plus d’attention aux détails.
Forgas note que sa définition de «l’humeur quelque peu négative » doit être entendue comme le genre de «variation d’humeur normale et quotidienne que nous vivons plusieurs fois par jour, soit une légère modification du ton affectif en réponse à ce qui se passe autour de nous». Ces changements d’humeur peuvent être déclenchés par une variété de choses banales: Forgas a mentionné la météo à titre d’exemple. Au travail, ma mauvaise humeur est généralement une réponse aux facteurs de stress comme les délais, mais j’ai remarqué que même un plongeon déconseillé dans le cloaque de Twitter peut entraîner un subtil changement affectif.
« La colère, mais seulement à petites doses, peut conduire à plus de créativité »
La recherche de Forgas s’inspire des expériences menées par deux psychologues de l’Université de Californie à Santa Barbara en 2007. Cette étude a conclu que la colère favorisait le traitement analytique et que les personnes en colère étaient plus susceptibles de distinguer entre de faibles et de forts arguments que les personnes d’humeur neutre. Les auteurs de l’étude ont suggéré que cela s’expliquait par le fait que l’irritation favorise une manière efficace et analytique de traiter l’information.
Tout aussi intrigant est le potentiel d’impact de la mauvaise humeur sur la créativité. Encore une fois, il existe de nombreuses recherches reliant l’optimisme à la créativité. Mais les chercheurs découvrent aussi que la colère peut pousser les gens à s’engager dans une pensée sortie des sentiers battus. C’est au moins, la théorie présentée par Matthijs Baas, professeur adjoint au département de travail et de psychologie organisationnelle à l’Université d’Amsterdam.
Baas a mené une étude en 2009 dans laquelle il a incité un groupe d’étudiants bénévoles à se fâcher, puis il a testé leur créativité à l’aide d’un jeu spécifique. L’équipe en colère produisit plus d’idées et, crucialement, leurs idées étaient plus originales.
La dernière pièce du puzzle sur les renfrognés est, à mon avis, toujours liée au genre. Nous voyons beaucoup d’hommes grincheux dans des postes d’autorité – Jeff Bezos* vient à l’esprit. Mais les femmes au sommet – quand elles l’atteignent – doivent marcher sur une très fine corde. Être considéré comme insistant ou garce est une recette pour une chute rapide. Prenez l’exemple de Jill Abramson, ex-éditrice responsable du New York Times, qui a récemment déclaré à Lena Dunham que les gens la trouvaient parfois exécrable parce qu’elle était … directe. La franche ambition ou le non-respect des conventions est un privilège que peu de femmes peuvent se permettre.
Melissa Sloan, professeur de sociologie à l’Université du sud en Floride, a mené plusieurs études sur les façons dont les femmes se sentent forcées de réglementer leurs émotions extérieures. La recherche de Sloan montre que les femmes qui répriment leurs sentiments intérieurs finissent souvent par être beaucoup moins heureuses. Ce résultat est encore plus probable lorsque ces femmes travaillent dans des services interactifs, ou sont des femmes de couleur.
L’idée que les femmes (et parfois les hommes) doivent consacrer de l’énergie à contrôler leurs émotions afin de faire en sorte que ceux qui les entourent se sentent d’une certaine façon, on appelle cela le travail émotionnel. Selon Ashley Mears, professeur agrégé de sociologie à l’Université de Boston qui étudie les intersections de la culture et des marchés. Le travail émotionnel a été imaginé par la sociologue Arlie Hoschild après avoir étudié la gestion émotionnelle requise du personnel de cabine sur les avions dans les années 1970. L’idée examine les façons dont les entreprises peuvent exploiter les émotions des femmes et présumer s’occuper d’elles pour en tirer profit.
Alors que le travail émotionnel a été initialement étudié par rapport aux femmes dans l’industrie des services, il s’applique à des degrés divers aux femmes dans toutes les professions, note Mears. La différence est que, dans les professions de cols blancs, les employés ont moins d’automatismes à suivre. Mears ajoute: «c’est un travail émotionnel que l’on dirige soi-même. On pourrait aussi appeler cela le double travail des femmes: deux emplois en un seul.
La résistance du grincheux
Tous les travailleurs (mais surtout les femmes) bénéficient lorsque leur bien-être émotionnel n’est pas dicté par les chefs d’entreprise ou manipulé pour le gain de l’entreprise. Mais je sais également qu’en ce qui concerne l’honnêteté émotionnelle sur le lieu de travail, je suis particulièrement chanceuse.
Comme Melissa Sloan, Mears souligne que le fardeau du travail émotionnel a tendance à être supporté par ceux de la classe ouvrière: «Les femmes professionnelles peuvent sans doute se permettre d’être plus facilement grincheuses que les femmes de la classe ouvrière:- c’est là en partie le privilège de classe des professionnelles. ”
Pourtant, si je ne peux pas battre les patriarches de manière pure et simple, je peux m’appuyer sur mon côté grincheux. Car peu importe ce que mes anciens patrons ont insinué, forcer les coins de ma bouche vers le haut pendant de longues périodes de temps ne m’a jamais rendu meilleur ou plus rapide au travail.
* Jeff Bezos est le fondateur d’Amazon.com