Comment Paris devint-il Paris : L’Invention de la ville moderne

Critique littéraire du livre de JOAN DEJEAN

par JOSH STEPHENS

sur le site web : Planetizen

Mardi 12 août 2014

Il est toujours intéressant de voir comment les Américains nous voient et comment ils voient Paris. Voici un témoignage prétentieux, des déclarations pleines d’audace certes, mais fascinant quand même.

 

Au milieu des années 1600, une série de vols de capes a frappé Paris. Une minute, un homme d’affaires était, enroulé dans une hermine, façonnée par un prédécesseur de Hermès ou Chanel, son col souple relevé sur son front, la minute suivante, il se protégeait d’un vent venu de la Seine, son bien précieux s’envolant propulsé dans la rue, par des jambes inconnues.

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Ça, c’était le progrès suggère Joan DeJean

Le vol de capes et de manteaux était au 17e siècle une affaire de plus en plus commune et sérieuse. Chaque élément de ces crimes signalait l’avènement d’un nouveau type d’environnement urbain, que DeJean, professeur de langues romanes à l’Université de Pennsylvanie, décrit pieusement dans Comment Paris devint-il Paris : L’Invention de la ville moderne.

Le manteau : est le symbole de mobilité ascendante, du flirt, de l’auto élévation, et une création de l’industrie des produits de luxe alors en plein essor. Les affaires : sont un nouveau moyen de mobilité sociale. Les soirées :  sont accessibles parce que Paris vient d’inventer l’éclairage des rues. Le lieu : les vols étaient endémiques sur le Pont Neuf, le cœur social de la ville. L’occasion : jamais jusque là dans l’Histoire, affirme DeJean, la simple promenade en ville, uniquement pour profiter des gens, du commerce, et de l’architecture, n’avait été considérée comme une activité récréative.

Toute personne qui écrit sur Paris en arrive naturellement à parler de la grandeur de la ville, DeJean a donc un avantage illégitime. Malgré cela, elle réalise de manière impressionnante son objectif : expliquer Paris, en particulier les développements extraordinaires des années 1600, sans les démythifier. Bien que son domaine d’expertise soit la littérature française, DeJean a l’œil à tout, de l’infrastructure et de la finance à la haute couture et à la romance, et un grand talent pour établir des liens entre eux.

DeJean établit d’abord une différence cruciale entre Paris et sa rivale la plus évidente. Londres a grandi comme un amalgame de villages : Westminster, Kensington, et ainsi de suite. Paris a été conçue, dès le départ, comme une ville unifiée, en contours concentriques à partir de son centre médiéval. Les améliorations du 17e siècle étaient des améliorations civiques financées et centralisées, accessibles à tous.

DeJean commence par un chapitre sur chacun des trois plus importantes de ces améliorations : le Pont-Neuf, la place des Vosges, et l’île Saint-Louis.

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La Seine a été traversée par d’autres ponts fragiles pour la plupart et financés par des magasins sur leurs côtés (tel le Ponte Vecchio de Florence). Le Pont-Neuf était plus large, plus long et conçu de manière plus impressionnante que tous ses prédécesseurs l’avaient été. Il comprenait des balcons, une statue monumentale de Henri IV, une large place au milieu, et les premiers trottoirs du monde. DeJean nomme le pont le premier grand espace public en Europe : “pour la première fois, le monument qui a défini une ville était un travail urbain innovant plutôt qu’une cathédrale ou un palais.”

Sur le pont, les vendeurs vendaient, les pickpockets volaient ; spectacles de rue, comédiens, peintres, vaudevilles et poètes pratiquaient leur art. Les riches se baladaient en calèche, et le reste se promenait. Nouvelles et potins voyageaient encore plus vite que ne le faisait le trafic à pied, et revenaient par les journaux vendus sur le pont. Ils revenaient encore sous forme de protestation et de révolution. Les compagnies théâtrales jouaient des pièces entières au-dessus de la Seine.

C’est du Pont-Neuf que les Parisiens pouvaient pour la première fois contempler toits, clochers, et contreforts de leur ville. « La technologie et l’urbanisme ont ainsi créé la notion de paysage urbain, une scène magnifique créée par l’homme plutôt que par la nature », écrit DeJean. “Le paysage de Paris devint un chef-d’œuvre.”

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Le Pont Neuf est peut-être un pont se faisant passer pour une place, mais la place des Vosges remplit complétement sa mission. Elle rétait explicitement publique, un grand espace ouvert, chose rare dans une ville où la vie de nombreuses personnes se mesurait sur quelques mètres carrés seulement. Henri IV voulait que la place soit belle, fonctionnelle et amusante, trois vertus qui n’avaient jamais auparavant été développées de concert. La place était entourée d’architecture résidentielle à la pointe de l’art et, contrairement à la plupart des places médiévales, ne se concentrant pas sur un monument particulier ou un édifice religieux.

L’île Saint-Louis naquit comme un endroit inhabité au milieu de la Seine. En 1640, cette terre vierge devint une communauté planifiée, comme si la ville de New York avait ouvert Central Park comme faubourg. Conçu de manière holistique, les premiers plans furent établis en 1614, ses rues à angle droit forment en miniature, la première grille urbaine au monde. L’échelle des rues et l’uniformité de son architecture menèrent aux adresses les plus en vogue de la ville et ce qui est considéré, encore aujourd’hui, le coin le plus romantique de Paris.

j Ces trois grands développements étaient tout simplement les plus importants parmi d’autres. D’autres incluent une voie arborée qui a remplacé les murs de la ville, les jardins publics tels que les Tuileries et ses bancs, et l’expansion, le redressement et le réalignement de la plupart des rues médiévales de la ville.

DeJean jubile dans la description de ces développements en partie parce qu’elle poursuit un programme féroce : celui de faire tomber le baron Haussmann de son piédestal. Presque tout ce pour quoi Haussmann fut acclamé, principalement la construction de ses grands boulevards dans les années 1850, affirme DeJean, naquit dans les années 1600. C’est alors que les premiers Champs Élysées furent construits. Le mot « boulevard » fut alors inventé. Même l’Étoile haussmannienne, où 12 rues convergent sur l’Arc de triomphe, n’est que l’agrandissement d’une place plus ancienne.

Une grande partie de ce travail était sous la direction de Jean-Baptiste Colbert nommé par Louis XIV en 1664 aux positions multiples de surintendant des Bâtiments, des Arts et des Manufactures. DeJean le décrit comme l’équivalent du directeur de la planification et du ministre de la Culture. Un Robert Moses avec un métier à tisser. Colbert a imposé ses plans « sans la destruction massive associée à la refonte majeure de Paris au XIXe siècle. » Il entraîna « une refonte de la quasi-totalité de la conception urbaine dans ces murs, un plan directeur intégré et systématique pour le développement de Paris.”

Et les réalisations d’Haussmann ? “En grande partie des dérivés”, rapporte DeJean.

qq Contrairement aux griefs exprimés un siècle plus tard, la couronne de France a été la force motrice derrière ces améliorations. DeJean décrit Henri IV comme un dictateur bienveillant, éclairé qui « prit au sérieux à la fois la valeur pratique des œuvres urbaines et le rôle que de tels projets pourraient jouer dans l’amélioration de la vie des habitants de la Ville. »

Pendant ce temps, les entrepreneurs parisiens inventèrent pas moins de trois systèmes et technologies essentielles à la vie urbaine : la livraison du courrier dans la Ville (avec des boîtes aux lettres en bordure de rue), l’éclairage des rues (des lanternes suspendues), et les transports en commun (des diligences sur des parcours fixes). Ces développements ont également donné naissance à des mots flambant neuf, parmi lesquels, « Trottoir, place, piéton, embouteillage, balcon, boulevard, avenue, remblai -. Et même rue ».

ttComme on peut s’y attendre, DeJean compare modernisme et innovation. Mais, pour elle, le modernisme du Paris du 17e siècle implique beaucoup plus : la mobilité sociale, la mobilité même, et le triomphe en plein essor de la laïcité et du commerce, transcendant l’Église et la Couronne, tout comme « l’argent et l’influence financière l’emporteraient de plus en plus sur toutes les formes traditionnelles de statut social. « Les Parisiens du 17e siècle s’attachèrent non seulement à accepter leur sort dans la vie, mais, se faisant, à s’améliorer et à s’amuser aussi.

uuBien sûr, personne ne se réjouissait plus que les riches.

Dans le premier quart du 17e siècle, la France a mené une série de guerres coûteuses. Une génération de financiers se leva pour faire des prêts à la Couronne, qui est le sens originel du mot « finance ». L’autre groupe qui gagna un paquet au cours de ces jours grisants fut celui des promoteurs immobiliers. Paris ainsi mit au point la tendance pour de nombreuses autres grandes villes du monde.

Ce n’est pas que les pauvres ne soient pas importants. C’est que, pour DeJean, ils ne sont tout simplement pas intéressants. Alors autant qu’aujourd’hui, le fossé entre riches et pauvres était banal par son immensité. Les commerçants qui ont construit les demeures des financiers l’on fait de facto sous l’esclavage des salaires. L’embourgeoisement était une réalité de l’existence. La Ville est devenue « un paradis pour les riches et l’enfer pour les pauvres … un nombre infini de boutiques pleines de belles choses que vous mouriez d’envie d’acheter.

La convoitise amène DeJean à sa véritable passion : la mode. Dans les rues égalitaires, les parcs, et les galeries marchandes de Paris, l’habit prend un nouveau sens. C’est à cette époque que l’habit a vraiment proclamé l’homme, ou la femme, quelle que soit la station dans laquelle il ou elle est née. Soutenu par Colbert, le label français devient mondialement connu. (DeJean écrit que Colbert « fit redémarrer l’économie française, » pour employer un néologisme inhabituellement maladroit. L’affichage ostentatoire de la mode, jumelé à la liberté de se déplacer dans la Ville, dota Paris de son air romantique, c’est à dire sexy sans être louche. L’occasion du flirt n’était jamais bien loin.

DeJean expose un truisme de la vie cosmopolite : la frivolité est importante. Elle retrace l’ascension de la classe supérieure et leur utilisation de la Ville parce que ce sont eux qui l’employaient le plus distinctement. Elle ne fait aucun jugement de valeur et ne jette aucun discrédit. Elle célèbre le fait que les nouveaux riches, obsédés par la mode étaient en fait nouveaux : certains venant de la misère devinrent de self-made financiers et des promoteurs immobiliers. D’autres devinrent des créateurs de mode. DeJean avance de façon convaincante une version de l’argument à propos de la centralité de la « classe créative » dans les économies urbaines d’aujourd’hui. Ce n’est pas nécessairement une prescription pour les plans urbains dans d’autres villes, mais il faut rappeler que le succès d’une ville dépend de choses qui échappent à des mesures bureaucratiques.

Les transformations de la Ville ne furent pas ignorées par les Parisiens. DeJean tire beaucoup de ses conclusions de leurs propres chroniques de la vie dans la Ville. DeJean renvoie généreusement sur les arts de l’époque, en particulier la peinture et le théâtre. Les images de rues animées ne sont pas des scènes de « la vie quotidienne que l’on doit rejeter. » Comme elle le précise, les artistes qui ont peint les foules sur le Pont Neuf ou qui incluent une lanterne sur poulie en suspension dans l’arrière-plan d’une scène de rue savaient qu’ils capturaient une nouvelle époque. Les drames scrutaient et se moquaient des coquettes obsédées par la mode, des aventurières et des femmes fatales, tous des stéréotypes inventés à l’époque des flâneurs et du flirt.

Alors qu’elle jubile dans tous ces développements, la chronologie de DeJean peut être parfois déroutante. Elle écrit selon des thèmes et non pas en séquence ; il n’est donc pas toujours évident quelle innovation civique avait lieu où quand. Son plus grand argument est peut-être que le Paris du 17e siècle n’était pas un exercice en suite ordonnée de causes à effets. Tout, paraît se passait en même temps.

DeJean octroie à Paris de nombreux superlatifs : le meilleur, la plupart, d’abord. Elle donne chaque fois des arguments attrayants et plausibles. Elle fait également des allégations telles que « chaque promenade, chaque grande avenue dans les grandes villes d’aujourd’hui, ont leur origine dans ce rempart de vert pour lesquels les bases ont été jetées en 1669. » Comme c’est Paris, c’est presque convaincant. Mais certainement, des merveilles semblables venaient au jour dans d’autres endroits. Certainement, tous les espaces verts dans toutes les autres villes n’ont pas été inspirés par Paris ?

Que dire de Londres, où les plus grands drames du monde ont été joués quotidiennement pour tous les arrivants ? Qu’en est-il d’Amsterdam, où la plus grande classe marchande mondiale prospérait ? Qu’en est-il d’Anvers ? DeJean ne prétend pas conduire une étude comparative rigoureuse, « romance » et « modernité » peuvent-ils être quantifiées, mais une certaine reconnaissance des rivaux de Paris serait souhaitable. Nous ne saurons peut-être jamais à quel point Paris est vraiment romantique.

Ainsi, l’histoire de Paris est, comme toujours, propulsée par son mythe et sa mystique. Accrochez-vous à vos manteaux.

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Joan DeJean est une Américaine, Professeure en langues romanes. Elle enseigne la littérature française du 17e et du 18e siècle à l’université de Pennsylvanie. Ses livres les plus récents reflètent ses domaines de recherche : l’histoire de l’écriture des femmes en France, l’histoire de la sexualité) ; le développement du roman ; et l’histoire culturelle de la fin du 17e et début du 18e siècle en France. Elle a récemment publié la première édition non censurée de Dom Juan de Molière.

Josh Stephens contribue en tant que rédacteur au California Planning & Development Report (www.cp-dr.com), principale publication de l’État couvrant la planification urbaine. Il a été rédacteur en chef et membre depuis 10 ans du Planning Report (www.planningreport.com).(www.planningreport.com

 

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