Débat : Les jours les meilleurs sont-ils derrière où devant nous ?
Le New York Times
La scène économique
Eduardo Porter
19 janvier 2016
On se préoccupe du future autant qu’on jette un regard nostalgique sur le passé. Pourtant, nous avons peu de contrôle sur l’influence des facteurs qui compose notre avenir. Pessimistes et optimistes se partagent le terrain, mais en fin de compte nul ne sait ce que l’avenir nous réserve.
Jetez un regard rétrospectif sur certains des programmes de télévision les plus populaires des années 1960 et que voyez-vous ?
Comme aujourd’hui, la classe moyenne Américaine avait des machines à laver et la climatisation, le téléphone et la voiture. Les jeux sur Internet et vidéo n’étaient pas encore inventés, mais la vie dans l’ensemble, n’avait pas l’air différente.
La plupart des foyers avaient la radio et la télévision. Des millions de personnes travaillaient dans les bureaux du centre-ville et habitaient dans les banlieues, reliées par des routes à plusieurs voies. L’espérance de vie moyenne des Américains était, à la naissance, de 70 ans, seulement huit ans de moins que ce qu’elle est aujourd’hui.
Mais faites un retour en arrière d’encore 50 ans. Moins de la moitié de la population vivait dans les villes. Bien que la Ford Modèle T commença à sortir des chaînes de montage, les Américains se déplaçaient généralement en carrioles tirées par des chevaux sur des chemins de terre ou des routes à gros pavées.
Réfrigérateurs ou téléviseurs ? La plupart des maisons n’avaient même pas accès au réseau électrique. Et l’espérance de vie moyenne n’était que de 53 ans.
Les Américains aiment à penser qu’ils vivent dans une ère de changement rapide et sans précédent, mais ce genre de comparaison – opposant les bouleversements du milieu du 20e siècle aux progrès apparemment plus modeste de notre époque actuelle – soulève une question cruciale pour l’avenir de la prospérité de la nation.
Que cela présage-t-il pour notre bien-être au cours du prochain demi-siècle ? Le progrès technologique a-t-il ralenti pour de bon ?
L’idée que les meilleurs jours de l’Amérique sont derrière nous est en rupture avec l’optimisme de la haute technique qui s’irradie depuis les bureaux de la technologie start-up et les sociétés de capital-risque de la Silicon Valley. Mais il est au cœur de l’agitation politique actuelle. Et il est sur le point de pénétrer avec force dans le débat national.
Robert J. Gordon, professeur d’économie à l’Université Northwestern, qui a patiemment élaboré la proposition dans une série de documents de recherche au cours des dernières années, a fourni ses arguments dans un ambitieux nouveau livre, « The Rise and Fall of American Growth” ( Princeton University Press). [“les Enjeux en Amont et Aval de la Croissance américaine”].
L’épais recueil d’une remarquable portée détaille minutieusement un vivant portrait de l’évolution du niveau de vie américain depuis la guerre civile. Il ajoute également une décourageante prévision de la prospérité américaine dans les décennies à venir. “Ce livre,” at-il écrit dans l’introduction, “finit par douter que le niveau de vie des jeunes d’aujourd’hui sera le double de celui de leurs parents, à l’opposée de chacune des générations américaines précédentes depuis la fin du 19e siècle.”
L’innovation caracolera au même rythme que celui des 40 dernières années, prédit le professeur Gordon. Malgré la poussée du progrès de l’ère de l’Internet, le facteur de productivité totale – qui capte la contribution de l’innovation à la croissance – a augmenté au cours de cette période à environ un tiers du rythme des cinq décennies précédentes.
Et ce n’est pas le pire de la situation. La population active va continuer à décliner, tandis que les baby-boomers vieillissent et quittent le marché du travail, et l’offre de travail des femmes atteint un plateau ; alors que les gains en éducation, un important moteur de la productivité, qui se sont accru considérablement au cours du 20e siècle, ne feront qu’une faible contribution.
En outre, la concentration croissante des revenus signifie que, quel que soit le taux de croissance, la majorité de la population en partagera à peine les fruits. Au total, soutient le professeur Gordon, le revenu disponible des 99 pour cent les plus faibles de la population, qui s’est accrue d’environ 2 pour cent par an depuis la fin du 19e siècle, ne s’accroîtra au cours des prochaines décennies qu’à un taux très faible.
Le jugement du professeur Gordon sur l’avenir n’est, bien sûr, pas infaillible. Les économistes conviennent généralement que la croissance future sera ralentie par les vents contraires de la démographie, l’éducation et la répartition des revenus. Mais le ralentissement de la productivité de ces dernières décennies a été clairement influencé par des facteurs qui ne se renouvellent pas et incluent une fracassante crise financière. Le professeur est sur un terrain moins solide lorsqu’il prédit la faiblesse des décennies à venir.
Les économistes, en fait, n’ont aucune théorie digne de confiance sur ce qui produit les percées technologiques. Joel Mokyr, un historien de l’économie qui enseigne également à l’Université Northwestern, soutient qu’il y a des raisons d’espérer d’énormes percées à l’avenir.
La science s’est développée sur le dos de la technologie depuis que Galileo a utilisé un télescope pour développer une nouvelle intelligence des cieux. Cette nouvelle science, à conduit à son tour, à d’autres innovations technologiques.
Ce dont le professeur Gordon ne tient pas compte, professeur Mokyr fait valoir, est que la révolution des technologies de l’information ainsi que d’autres développements récents ont produit d’hallucinants outils et techniques, depuis les genes-sequencing machines [machines de séquençage des gènes] jusqu’aux ordinateurs qui analysent des montagnes de données à une vitesse époustouflante. Cela produit de nouvelles et vastes possibilités d’innovation, depuis les soins de santé jusqu’à la technologie des matériaux et même au-delà.
« Les outils disponibles pour la science ont été améliorés à un rythme fulgurant,” m’a-t-il dit. “Je ne suis pas sûr de savoir de quelle manière, mais le monde de la technologie dans 30 ou 40 ans sera très différent de ce qu’il est aujourd’hui.”
Néanmoins, il n’est pas facile de rejeter l’argument du professeur Gordon. Il n’a pas prévu que le progrès technologique ralentira pleinement. Son argument est plutôt que l’explosion de l’innovation et de la prospérité de 1920 à 1970 était un unique phénomène. À l’avenir, le progrès se poursuivra au rythme plus graduel des 40 dernières années ainsi que celui de la période avant 1920.
“Il y a beaucoup de place dans ma prévision pour un changement évolutif, » m’a-t-il dit. “Ce qui manque, c’est un changement pondéré.”
Il n’est pas le seul économiste à prédire un plus lent progrès, maintenant que l’accroissement des gains de productivité de la fin des années 1990 et au début des années 2000 a diminué. John G. Fernald de la Federal Reserve Bank de San Francisco et Charles I. Jones de Stanford University ont écrit dans un récent article “L’augmentation du niveau de scolarité, de l’économie développée, de l’intensité de la Recherche et du Développement et de la population sont susceptibles d’être plus lents à l’avenir que dans le passé”.
Les vues du professeur Gordon sur le ralentissement des possibilités technologiques sont en prise avec les autres éléments de preuve.
Ben S. Bernanke, l’ancien président de la Réserve Fédérale, qui est maintenant à la Brookings Institution, souligne que les taux d’intérêt à long terme ont diminué pour longtemps. Ceci est en partie en réponse à l’accumulation de l’épargne en Chine et dans d’autres économies en développement, qui ont acheté des Bonds du Trésor [obligations] à tour de bras. Et que cela suggère aussi que les investisseurs, qu’ils en soient conscients ou non, acceptent la proposition du professeur Gordon. “Ceux qui investissent dans les marchés disent que le taux de revenu sur les investissements en capital est inférieur à ce qu’il était il y a 15 ou 30 ans », a déclaré M. Bernanke. “Les prévisions de Gordon répondent à une certaine réalité du marché.”
D’autres données vont dans ce sens. Le dynamisme des entreprises, mesurées par le rôle des nouvelles entreprises dans l’économie, semble être en déclin. La part de l’emploi dans les entreprises de moins de cinq ans a chuté, d’environ 19 pour cent en 1982 jusqu’à 11 pour cent en 2011.
Le scepticisme est justifié, c’est sûr. Depuis l’époque de Thomas Malthus, les expectatives en périodes de dépression telle que la présente ont inspiré des prédictions de calamité qui ont été démenties dès que les économies ont fait demi-tour au bout de quelques années.
Dans un essai sur “Le Capital au XXIe siècle, l’historien de l’économie Deirdre McCloskey N. de l’Université de l’Illinois, à Chicago, a écrit sur le best-seller qui traite de l’inégalité des revenus par l’économiste français Thomas Piketti: “Pour des raisons que je n’ai jamais comprises, les gens aiment entendre que le monde va tomber en enfer”. Pourtant, le pessimisme a toujours été un mauvais guide pour le monde économique moderne.”
L’optimisme, cependant, est également soumis à des préjugés cognitifs. Il ne suffit pas que le revenu de nos optimistes techno-entrepreneurs croisse plus vite que le produit intérieur brut. Un grand nombre de nouvelles innovations tel que les roquettes offrant des vacances en orbite, la montre Apple et Google Glass – semblent également conçu sur mesure pour eux.
“Si vous êtes établi dans la Silicon Valley, riche, et à la frontière de la technologie », a déclaré Lawrence F. Katz de Harvard, “il est probablement vrai que les choses vont mieux.”
On ne peut pas toujours en dire autant pour le reste d’entre nous.
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Une version de cet article apparaît dans la presse le 20 Janvier, 2016, à la page B1 de l’édition de New York