La mort du trottoir

La mort du trottoir

Avi Selk

Un après-midi d’été, en 1894, William Barkalow prit un verre, ou bien trois, et monta à cheval. Il galopa le long du trottoir central de Long Branch, dans l’état de New Jersey, où les chevaux n’étaient absolument pas censés s’y trouver, même avant l’époque des régulations de la circulation.

Barkalow cavala au milieu des piétons tel une trottinette  électrique avant l’heure. Le lendemain, le New York Times rapporta qu’il n’avait prêté aucune attention aux cris d’un officier de police ni au bâton u’il lança sur lui. Et bien que Barkalow n’avait piétiné personne, sa violation de l’étiquette du trottoir s’était révélée si intolérable que le policier lui avait finalement tiré un coup de revolver entre les omoplates.

Le tournant du siècle fut une période difficile dans l’histoire du trottoir. Des voies omniprésentes qui n’étaient pas des rues étaient tracées de plus en plus étroites pour faire la place aux chevaux, aux tramways et éventuellement aux voies d’automobiles. Les masses piétonnes se sont battues avec les vendeurs et les équipes de construction pour obtenir les restes de la chaussée, comme s’il s’agissait d’un lit de rivière mésopotamien.

– ” Comme auparavant c’est maintenant pour les piétons une course à obstacles. Il faut, parmi des patins, grimper sur des plates-formes, éviter des caisses ou sinon risquer d’être écrasés sous les sabots des chevaux dans la rue”, se plaignit le Times en 1896. dans sa nouvelle «croisade contre les accapareurs de trottoirs».

Il y a un nouveau type de trotteur sur les trottoirs, plus agiles que le cheval de Barkalow, qui semble surgir sur le passage des piétons, de nulle part à 10, 15 ou 20 km heure. Des milliers de scooters électriques à louer ont emprunté la chaussée, de Washington à Santa Monica en Californie, et d’Austin à Chicago. Ils encombrent les trottoirs étroits, nous surprennent dans nos séances de texto ambulatoires et sont abandonnés, éparpillés au milieu des passages pour piétons. Il est difficile de se souvenir d’une époque où il a été aussi stressant de tenter une promenade.

Les blessures physiques sont une chose, mais

– Un homme de 75 ans a trébuché sur une trottinette abandonnée à San Diego et s’est brisé le genou.

– Un garçon de 7 ans près de Los Angeles aurait eu les dents cassées par un coursier sur trottinette.

– Une femme de 44 ans a été frappée par une trottinette Bird dans une intersection de Cincinnati. Le compte Bird de l’assaillant a été suspendu, tandis que la femme a reçu une facture médicale de 1 000 dollars. Et de l’autre côté du caniveau, les accidents de voiture avec les trottinettes sont presque monnaie courante.

Mais pour chaque dent cassée, il existe d’innombrables états d’esprit bousculés, alors que les piétons découvrent que les calmes chemins sur lesquels ils se promènent ont été envahis en masse par des machines portant des noms tels que Bird, Jump and Spin and Skip.

Jacob Hege, 22 ans, s’est rendu au travail avec un peu plus de prudence puisqu’il est sorti d’un passage pour piétons de la 16th Street NW à Washington et s’est senti frappé par quelque chose dans le dos. Il s’est retourné pour voir une femme sur une trottinette Bird, qui, comme plusieurs autres marques du district, se trouve dans presque tous les quartiers et est louée pour quelques dollars.

– «Nous avons tous deux été renversés», a déclaré Hege. «Elle avait des AirPod dans les oreilles ; elle m’a regardé avec colère et m’a dit:

– « circule ! » Et a filé. Et je suis resté debout à la regarder comme ça, ‘Quoi?’

Une fois de plus, une croisade populaire vise à restaurer le caractère sacré du trottoir, des vigiles anti-trottinettes électriques apparaissent partout où sont placées ces machines. Les trottinettes sont entassées dans des bennes à ordures, jetées dans des rivières, jetées à travers des pare-brise, incendiés et suspendus à des piliers de pont comme des apparatchiks d’un régime déchu.

– À Hoboken, N.J. – la première tête de pont majeure pour les trottinettes dans l’État – un documentaire anonyme sur Twitter enregistre les coureurs qui bourdonnent et se brisent les uns contre les autres.

– À Atlanta, un homme en fauteuil roulant qui se nomme John Plantaseed s’est mis à abattre des rangées de trottinettes comme des chaînes de dominos, criant des obscénités triomphales tandis qu’ils sont rétamés sur le trottoir. Une trottinette électrique Skip prend feu au coin d’une rue de Washington,

Les villes tentent d’atténuer le contrecoup. Washington commencera à expérimenter des quais de recharge à énergie solaire, dans l’espoir de briser l’habitude des coureurs de jeter les trottinettes partout où ils s’arrêtent. Mais parfois, aucun équilibre n’est trouvé. Le maire de Nashville cherche à les expulser des rues.

Nous pouvons nous servir d’une certaine perspective, car ce n’est en aucun cas la première guerre de trottoir.

Les premiers trottoirs connus ont été posés dans l’Anatolie centrale vers 2000 av. J.-C.. – un millénaire ou deux après l’invention de la roue, selon l’ouvrage « Les trottoirs: conflits et négociations concernant l’espace public». Ils sont restés un luxe rare dans la plupart des pays jusqu’au 19ème siècle, lorsque de grandes villes comme Londres et Paris en ont construit des centaines de kilomètres de cette substance.

Mais il fallut des décennies de conditionnement social avant que «trotter» ne devienne la syllabe opérante du trottoir. Pendant la plus grande partie de l’histoire de l’humanité, véhicules, piétons, vendeurs, musiciens, buveurs et amants se promenant, se sont tous mêlés dans la même boue amorphe de l’avenue.

C’est seulement au cours du siècle dernier que ces corridors ont été divisés, stratifiés, peints de lignes et réglementés pour un mouvement plus efficace.

Ceux qui traversent en dehors des clous – un mot qui n’existait pas avant le début du 20ème siècle – ont été condamnés à la honte et condamnés à une amende pour s’être égarés dans la rue. Les non-marcheurs ont été pénalisés de la même manière pour avoir bouché les trottoirs si précieux.

« Ville après ville, des ordonnances interdisant ou réglementant un certain nombre d’activités sur le trottoir, allant de la vente ambulante au discours politique et commercial, de l’affichage de marchandises sur le trottoir à la flânerie, à la manipulation et à la prostitution, ont été citées dans ce livre. Detroit est allée jusqu’à peindre « d’énormes pas jaunes » sur ses trottoirs dans les années 1920, de peur qu’un piéton ne comprenne le message.

Cet ordre social a bien fonctionné, sauf quand il n’a pas fonctionné. Vélos, casiers à journaux, sans-abri, des personnes qui regardent leur iPhone – tout cela a perturbé la fiction d’une rue soigneusement divisée entre promeneurs et voitures. Les villes ont simplement inventé des règlementations et des voies pour rétablir la paix, ce qui a fonctionné jusqu’à la perturbation suivante, et nous voilà aujourd’hui dans l’enfer de la trottinette électrique.

– Mais est-ce un enfer causé par les trottinettes, ou simplement un enfer que les trottinettes rendent plus apparent?

– “Je vois ce conflit davantage comme le résultat de mauvaises décisions et d’un mauvais design”, a déclaré Anastasia Loukaitou-Sideris, coauteur de “Sidewalks”, Trottoirs, et professeur d’urbanisme au campus de l’Université de Californie à Los Angeles, saturé de trottinettes.

– « Les villes ont continué d’élargir les rues et de rétrécir les trottoirs et de réduire les activités pour ne permettre que la marche. . . Je ne veux pas dire par là que parfois les conducteurs de trottinettes ne sont pas odieux. Mais je dirais que c’est une utilisation moins odieuse que celle des voitures. ”

Loukaitou-Sideris s’attend à ce que les villes trouvent un moyen de sortir de cet embouteillage, que ce soit en restreignant les trottinettes ou en réduisant encore le nombre de voies dans l’espace limité entre les bâtiments.

Les conflits de trottoir se résolvent toujours d’une manière ou d’une autre. Demandez à William Barkalow.

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