Les bonnes raisons pour lesquelles on se doit d’enseigner l’ignorance

New York Times

Par Jamie HOLMES

24 Août, 2015

Au cours des années 1980, un professeur de chirurgie de l’Université de l’Arizona, Marlys H. Witte, a proposé d’enseigner une classe intitulée : « Introduction to Medical and Other Ignorance» [Introduction à la médecine et autres ignorances.]”; son idée n’a pas été bien reçue ; au siège d’une fondation, un officiel lui a dit qu’il préfèrerait démissionner plutôt que soutenir une classe sur l’ignorance.

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Dr. Witte a été invité à modifier le nom du cours, mais elle a refusé de le faire. Bien trop souvent, pensait-elle, les enseignants omettent de mentionner à quel point un sujet donné est inconnu. « Les manuels remplissent de 8 à 10 pages sur le cancer du pancréas », expliqua-t-elle quelques années plus tard, « sans jamais préciser aux étudiants que nous n’avons que de faibles connaissances sur le sujet » Elle voulait que ses élèves reconnaissent les limites de nos connaissances et remarquent que les questions méritent souvent autant d’attention que les réponses. Finalement, l’American Medical Association a financé la classe, que les élèves se rappelleraient affectueusement en tant qu’« Ignorance 101 ».

 4Des classes comme la sienne sont encore rares, mais les chercheurs ont ces dernières années réfléchi qu’insister sur l’incertitude peut favoriser une curiosité latente, tandis qu’insister sur la clarté peut transmettre une compréhension déformée des connaissances.

 En 2006, un neuroscientifique de l’Université Columbia, Stuart J. Firestein, a enseigné un cours sur l’ignorance scientifique après avoir réalisé, avec effroi, que beaucoup de ses étudiants auraient peut-être pensé que nous comprenons à peu près tout sur le cerveau. (Il soupçonne la culpabilité d’un manuel de 1 414 pages).

Comme il l’a fait valoir en 2012 dans son livre «  Ignorance: How It Drives Science»[Comment l’ignorance mène la science], de nombreux faits scientifiques ne sont tout simplement pas résolus et immuable, mais plutôt destinés à être vigoureusement contesté et révisé par les générations successives. La découverte n’est pas un processus ordonné et linéaire comme l’imaginent de nombreux élèves, mais implique généralement, selon les mots du Dr Firestein, « à chercher sa voie dans le noir en se cognant contre des choses non identifiables, à la recherche de fantômes à peine perceptibles ». Dr Firestein a cherché à rétablir l’équilibre en invitant des scientifiques de différentes spécialités à enseigner à ses élèves sur ce qui les animait vraiment – les intrigantes ambivalences et non pas les simples faits.

8Présenter l’ignorance comme moins étendue qu’elle ne l’est, la connaissance comme plus solide et plus stable qu’elle ne l’est, et la découverte comme plus ordonnée conduit également les étudiants à se méprendre sur l’interaction entre les questions et les réponses.

Les gens ont tendance à penser qu’un manque de connaissance est une chose qui doit être effacée ou à surmonter, comme si l’ignorance était simplement l’absence de connaissances. Mais les réponses ne se contentent pas de résoudre les questions; elles en provoquent de nouvelles.

Michael Smithson, un chercheur en sciences sociales à l’Université nationale australienne qui a cet été co-enseigné un cours sur l’ignorance sur Internet, emploi l’analogie suivante: Plus l’île de la connaissance se développe, plus étendue sera le rivage où connaissance et ignorance se rencontrent. Plus nous savons, plus nous pouvons questionner. Ce n’est pas tant que les questions ne cèdent pas à des réponses, c’est plutôt qu’ensemble questions et réponses se multiplient. Les réponses génèrent des questions. La curiosité n’est pas seulement une disposition statique, mais aussi une passion de l’esprit qui est sans cesse méritée et nourrie.

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La cartographie de la côte de l’île de la connaissance, pour poursuivre la métaphore, exige une connaissance de la psychologie de l’ambiguïté. Le littoral, en expansion perpétuelle, là où les questions naissent des réponses, est un terrain caractérisé par des renseignements vagues et contradictoires. Les psychologues ont démontré que l’état résultant de l’incertitude intensifie nos émotions: non seulement l’euphorie et la surprise, mais aussi la confusion et la frustration.

6677La frontière entre le connu et l’inconnu est aussi là où nous nous appliquons, contre nos idées préconçues, à reconnaître et à enquêter sur les données anormales, une lutte Thomas S. Kuhn décrit dans son classique de 1962, « The Structure of Scientific Revolutions» [La Structure des révolutions scientifiques.] Le centre de l’île, en revanche, est sécuritaire et réconfortant, ce qui peut expliquer pourquoi les entreprises ont du mal à rester innovantes. Gary P. Pisano, professeur à la Harvard Business School, m’a dit, quand les choses vont bien, les entreprises « se détachent du mode d’apprentissage». Elles fuient l’incertitude et foncent vers l’intérieur de l’île.

L’étude de l’ignorance – ou l’agnotologie, un terme popularisé par Robert N. Proctor, un historien des sciences à Stanford – en est encore à ses balbutiements. Ce nouveau domaine d’enquête est fragmenté en raison de sa relative nouveauté et la nature interdisciplinaire illustrée par un nouveau livre, « Routledge International Handbook of Ignorance Studies» [Le manuel International de Routledge sur l’étude de l’ignorance]. Mais tout aussi essentiel est de mettre en valeur l’inconnue, de souligner des études de cas qui illustrent l’interaction fertile entre les questions et les réponses, et d’explorer la psychologie de l’ambiguïté. Les éducateurs devraient également consacrer un certain temps à la relation entre l’ignorance et la créativité et de la fabrication stratégique de l’incertitude.

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Les sociologues Matthias Gross et Linsey Mcgoey ont vigoureusement soutenu que le temps est venu de regarder l’ignorance comme «normale» plutôt que déviante. Nos étudiants seront plus intelligemment curieux si en plus des faits ils sont équipés par les théories de l’ignorance ainsi que les théories de la connaissance.

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Jamie Holmes est un fellow à New Amérique et l’auteur du livre à paraître «  Nonsense: Le Pouvoir de ne pas savoir ».

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