Pourquoi Il n’y aura pas de Frexit ?
Sylvie Kauffmann
3 juillet 2016
Le New York Times
Le Brexit démontre combien il est facile de détruire et ardu de construire. Pour les américains, le Brexit représente une prémonition dans laquelle se reconnaître. Les circonstances des élections de novembre prochain où Donald Trump et Hilary Clinton se feront face seront remarquablement comparable aux événements du Brexit. Cela donne à réfléchir à chacun et démontre l’importance d’un vote pour quelque chose plutôt qu’un vote contre.
PARIS – Et maintenant, Frexit ? Pour les français, la conséquence la plus visible du référendum Brexit est le retour de Marine Le Pen. En Février la leader d’extrême droite du Front national a déclaré sur son blog qu’elle voulait “faire une pause” pour “penser à l’avenir du pays et pour façonner un projet.” Elle a alors visiblement reculé dans les médias du grand public.
Cependant dès que le résultat du vote britannique a été annoncé le 24 Juin, Mme Le Pen était de retour avec un grand sourire et prête à prendre sa revanche. Visible partout, elle a utilisé Twitter pour appeler à un référendum français sur l’Union européenne. Elle a tenu une conférence de presse et elle a rencontré le président François Hollande à l’Élysée, ainsi que les dirigeants des autres partis politiques, pour discuter du Brexit. Elle a même surgi à Bruxelles pour exprimer son mépris de l’Union européenne sur les bancs du Parlement européen, qu’elle dédaigne profondément mais pourtant trouve utile en tant que tribune.
Anticipant la possibilité de la victoire pour le camp de l’abandon, le Front national avait des affiches toute prêtes sur la proclamation de “Et maintenant, la France ?” Dans la situation tendue actuelle, nationalement autant que mondialement, avec une élection présidentielle dans seulement 10 mois, le parti de Mme Le Pen, qui a obtenu 28 % des voix dans le scrutin régional tenu en décembre dernier, ne pouvait pas avoir rêvé d’une telle aubaine.
Mais la France ne semble pas prête pour le rêve de Frexit de Mme Le Pen. Un sondage TNS Sofres pris dans le sillage immédiat du vote britannique et publié le 29 Juin a montré que moins de la moitié de l’électorat, 45%, serait favorable à la tenue d’un tel référendum. Si il avait été tenu, 45 % des électeurs français aurait choisi de Rester et 33 % aurait voté pour l’abandon. Trois jours plus tard, après avoir eu le temps de réfléchir, , 55 % des électeurs français a rejeté l’idée d’un référendum, selon un sondage C.S.A., et le camp de ceux qui resteraient dans l’union était passé à 61 %. Ces chiffres ne reflètent pas une révolte à l’échelle de celle en Angleterre. Jusqu’à la fin de Juin, Frexit ne faisait même pas partie du débat public.
Ces chiffres, bien sûr, pourraient changer, et Mme Le Pen tirera le maximum de la décision de la Grande-Bretagne. Mais si le processus de sortie britannique tourne mal ou tout simplement traîne d’une façon désordonnée, cela peut tout aussi bien se retourner contre elle.
Le pari que Mme Le Pen fait est que ni elle, ni personne d’autre ne connaît encore l’ampleur que le choc du vote Brexit aura sur les Français. Sera-t-il perçu dans le cadre de la révolte générale contre les effets de la mondialisation, les inégalités croissantes, la migration incontrôlée et l’arrogance des élites ? Ou, le choix de la Grande-Bretagne sera-t-il également ressenti comme une menace existentielle pour l’idée européenne et, par conséquent, pour l’identité française ?
la France ayant eu un rôle crucial dans la création de l’Union européenne, cette deuxième dimension ne peut-être sous-estimée. Que ce soit par la droite ou par la gauche, les dirigeants français d’après-guerre ont constamment poussé l’Europe à aller plus loin. L’Europe, dans la vision française, est non seulement un idéal. C’est aussi un instrument de pouvoir sur la scène mondiale. Depuis que la France est devenue une grande puissance au 13ème siècle, elle a gardé l’ambition de le demeurer. Après la Seconde Guerre mondiale, la France a vu l’Europe comme un moyen d’accéder à nouveau au pouvoir. Le Général Charles de Gaulle obtint un siège permanent pour la France au Conseil de sécurité des Nations Unies et fit du pays une puissance nucléaire. Mais la construction européenne a apporté deux autres avantages la taille – qui est importante dans un monde bipolaire, et un frein de cet autre formidable puissance européenne, l’Allemagne.
Dès 1950, deux Français, Robert Schuman et Jean Monnet, avaient avancé l’idée d’une entité européenne construite sur les intérêts industriels communs embrassant une Allemagne renaissante. Le fiasco de Suez en 1956 rendit la France et la Grande-Bretagne douloureusement conscientes de leur faiblesse militaire. Alors que Londres pensa alors qu’il était plus sage de rechercher une coopération plus étroite avec son allié américain, De Gaulle choisi l’autre voie, la voie européenne. Pour parvenir à ce qu’il a appelé une « Europe européenne », il se mit à donner un caractère institutionnel à une relation franco-allemande renforcée comme le noyau de ce nouveau système continental. La Grande-Bretagne, se tenant à l’écart, ne put rejoindre ce qui était alors le Marché commun qu’après que De Gaulle eut disparu.
Étape par étape, l’Europe a pris forme, attirant de plus en plus d’Etats membres. Et à chaque étape, le tandem franco-allemand, le fameux « moteur » de l’Europe, fonctionnait en coulisses.
Mais dans son identité de base, l’Europe avait trois piliers : la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Pour la France, la Grande-Bretagne remplissait un autre rôle, en tant que partenaire privilégié dans sa vision stratégique du monde. Beaucoup a été dit à propos de Londres comme un allié de Berlin dans sa vision économique de libre marché de l’Union européenne. Mais pour Paris, avoir Londres comme une puissance diplomatique et militaire à l’intérieur de l’Union européenne fut tout aussi important. Contrairement à l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne ne craignent pas un sens de leur mission dans le monde, y compris l’intervention militaire.
Avec Brexit, l’un des trois piliers a disparu. Au sommet des 27 membres restants de l’Union européenne, la France va maintenant faire face dans un tête-à-tête embarrassé avec l’Allemagne à un moment où le déséquilibre économique entre les deux pays met Paris dans un troublant désavantage.
Comment cette évolution vat-elle se jouer dans la psyché française ? Dans l’introspection collective qui a commencé au sein de l’Union européenne après le séisme Brexit, un fort accent a justement été mis sur les politiques d’austérité du bloc et sur les empiétements de Bruxelles. La vérité est maintenant mise à nue : Au cours des 10 dernières années, l’Union européenne n’a pas réussi à concrétiser son principal objectif, protéger ses citoyens contre l’insécurité. Au cours des derniers jours, les dirigeants européens, dans un état de choc, ont identifié en hâte trois priorités sur lesquelles se concentrer si elles veulent sauver leur union : la sécurité, la migration et la croissance économique.
Ceci est un bon début, mais quelque chose est toujours manquant. Les divisions bien connues parmi les 27 sur ces questions ne seront surmontées que si les citoyens européens retrouvent un sentiment de la mission politique et historique de l’idée européenne :
Pourquoi sommes-nous ensemble ?
Le niveau des émotions exprimées en Europe en réaction au vote britannique a montré que le sentiment d’appartenance à une entité commune, ou d’en être exclu, est étonnamment forte, notamment parmi la jeune génération. Peut-être cela peut-il même ressembler à quelque chose appelé une identité européenne. Peut-être une nouvelle idée politique, plus sensible à la réalité du 21ème siècle, peut-elle même être construite sur cette identité. Ce sera la meilleure façon de contrer l’argument de Mme Le Pen que l’Europe est une « prison des peuples».
Sylvie Kauffmann, le directeur de la rédaction et un ancien rédacteur en chef du journal Le Monde, est une opinion écrivain contribuant.