Les bonnes raisons de procrastiner
Le New York Times
Adam Grant
JAN 16, 2016
Une façon intéressante de transformer l’improductif en une ressource constructive. Encore faut-il pouvoir se soulager du sentiment de culpabilité qui si souvent accompagne la procrastination.
J’aurais dû NORMALEMENT terminer cette colonne il y a quelques semaines. Mais je l’ai remis à plus tard parce que ma résolution de Nouvel An est de procrastiner davantage.
Je suppose que je vous dois, tôt ou tard une explication.
Nous imaginons, d’habitude, la procrastination comme une malédiction. Plus de 80 pour cent des étudiants des universités sont en proie à la procrastination, nécessitant passer des nuits héroïques à étudier et à se préparer pour des tests et à terminer des essais. Environ 20 pour cent des adultes déclarent être de chroniques procrastinateur. Nous ne pouvons qu’imaginer combien plus élevée serait cette évaluation si plus d’entre eux complétaient cette enquête.
Mais tandis que la procrastination est un vice en ce qui concerne la productivité, j’ai appris, contrairement à mes inclinations naturelles, que c’est une vertu à l’égard de la créativité.
Pendant des années, j’ai cru que tout ce qui valait la peine d’être fait valait la peine d’être fait à temps. Au cours de mes études supérieures, j’ai présenté ma thèse deux ans avant la date requise. Au collège, j’écrivais mes essais des semaines d’avance et j’ai terminé ma thèse quatre mois avant la date d’échéance. Mes colocataires plaisantaient que j’avais une très productive forme de trouble obsessionnel compulsif. Les psychologues ont inventé un terme pour ma condition : précrastination.
La précrastination est l’envie de commencer une tâche immédiatement et de la terminer dès que possible. Si vous êtes un sérieux précrastinateur, progresser est pour vous une source d’oxygène et remettre à plus tard est une agonie. Quand une vague de courriels débarque dans votre boîte et que vous n’y répondez pas instantanément, il vous semble avoir perdu le contrôle de votre vie. Si vous avez un discours à donner le mois prochain, chaque journée où vous ne travaillez pas dessus vous apporte un sentiment de vide, comme si un détraqueur, (démentor en anglais), suçait la joie de l’air autour de vous.
Au collège, mon idée d’une journée productive était de commencer à écrire à 7 heures du matin et de ne quitter ma chaise qu’à l’heure du dîner. Je recherchais le « flow» l’état mental décrit par la psychologue Mihaly Csikszentmihalyi dans lequel vous êtes tellement absorbé par une tâche que vous perdez la perception du temps et du lieu. Je suis tombé si profondément dans cette zone de concentration que mes colocataires ont un jour organisé une fête tandis que j’écrivais sans que je l’aie remarqué.
Mais les procrastinateurs, comme l’écrivain Tim Urban le décrit sur son blog Wait But Why, (mais pourquoi attendre) sont à la merci d’un esprit de gratification instantanée qui habite leur cerveau, qui vous pose constamment des questions telles que « Pourquoi devrait-on utiliser un ordinateur pour le travail alors que l’Internet nous attend pour jouer ?
Si vous êtes un procrastinateur, dominer cet esprit exige des quantités herculéennes de volonté. Mais il faut à un précrastinateur tout autant de volonté pour ne pas travailler.
Il y a quelques années, une des plus créatives parmi mes étudiantes, Jihae Shin, a remis en question mes diligentes habitudes. Elle m’a dit que ses idées les plus originales lui venaient après qu’elle ait procrastiné. Je l’ai mise au défi de le prouver. Elle s’est alors mise en contact avec deux sociétés ; elle a interrogé ses employés sur la fréquence de leur procrastination, et a demandé à leurs superviseurs d’évaluer leur créativité. Les procrastinateurs ont obtenu un score de créativité nettement plus élevé que les précrastinateurs comme moi.
Je n’étais pas convaincu. Ainsi Jihae, maintenant professeur à l’Université du Wisconsin, a conçu quelques expériences. Elle a demandé à des personnes de lui suggérer de nouvelles idées d’affaires. Elle a exigé que certaines personnes commencent sans attendre ; elle a accordé à d’autres cinq minutes pour qu’ils puissent commencer par les jeux Internet Minesweeper ou Solitaire. Tous ont présenté leurs idées, et des évaluateurs indépendants ont estimé l’originalité de leurs soumissions. Les idées des procrastinateurs étaient 28 pour cent plus créatrices.
Minesweeper est génial, mais ce ne fut pas le fil conducteur de cet exercice. La créativité des participants n’augmentait pas lorsqu’ils jouaient sur leur ordinateur avant d’être informés de la tâche. Ce n’est que lorsqu’ils apprirent ce que serait leur tâche et qu’ils la remettaient à plus tard que de nouvelles idées leur venaient en tête. Il s’est avéré que la procrastination encourage la pensée originale.
Nos premières idées, après tout, sont habituellement les plus classiques. Ma thèse au collège n’a finalement reproduit qu’un tas d’idées en vigueur au lieu d’en introduire de nouvelles. Lorsque vous procrastinez, vous êtes plus susceptibles de laisser votre esprit vagabonder. Cela vous donne une possibilité de tomber sur l’exceptionnel et de repérer des approches inattendues. Il y a près d’un siècle, la psychologue Bluma Zeigarnik a constaté que les gens gardaient un meilleur souvenir des tâches inachevées que des tâches terminées. Lorsque nous achevons un ouvrage, nous le rangeons. Mais quand il n’est pas encore terminé, il demeure actif dans nos esprits.
À contrecœur, j’ai dû reconnaître que la procrastination peut aider la créativité. Mais pour les réalisations grandioses, c’est une autre histoire, non ?
C’est faux. Plusieurs de ses collaborateurs m’ont dit que Steve Jobs procrastinait continuellement, Bill Clinton a été décrit comme un « procrastinateur chronique » qui attend jusqu’à la dernière minute avant de réviser son discours. Frank Lloyd Wright a passé près d’un an à procrastiner sur une commission, au point que son client vint le voir et exigea qu’il produise un design à l’instant. C’est devenu Fallingwater, son chef-d’œuvre. Aaron Sorkin, le scénariste derrière (film et programme de télévision) « Steve Jobs » et « The West Wing », est connu pour attendre jusqu’à la dernière minute. Quand Katie Couric l’a questionné à ce sujet, il a répondu : « Vous appelez cela procrastination, moi j’appelle cela la pensée ». Et si la créativité n’était pas créée en dépit de la procrastination, mais à cause de la procrastination ? J’ai décidé de lui accorder une possibilité. La bonne nouvelle est que je ne suis pas étranger à l’autodiscipline. Alors je me suis réveillé un matin et j’ai écrit une liste de choses à faire plus tard. Ensuite, je me suis donné le but de ne pas travailler à ces objectifs. Cela n’a pas été formidable.
Ma première approche a été de retarder les tâches créatives, en commençant par cet article. J’ai résisté à la tentation de m’asseoir et de commencer à taper, et j’ai attendu. Tout en procrastinant (c’est-à-dire en pensant), je me suis souvenu d’un article que j’avais lu des mois plus tôt sur la précrastination. Il m’a semblé que je pouvais utiliser mes propres expériences en tant que précrastinateur afin de préparer le décor pour mes lecteurs.
Ensuite, j’ai été inspiré par George Costanza* le comédien et personnalité sur la série de télévision “Seinfeld”. George a pris l’habitude de se retirer lorsque tout va au mieux pour lui, lorsqu’il est encore à son zénith. Quand je commençais à écrire une phrase et qu’elle me semblait bonne, je m’arrêtais en pleine phrase avant de m’en éloigner. Quand plus tard ce même jour je suis retourné à l’écriture, j’ai pu reprendre là où j’avais laissé ma pensée. Mitch Albom, auteur de « Tuesdays With Morrie»**, agit de même. « Si vous vous interrompez au milieu d’une phrase, c’est tout simplement génial », me dit-il. « Vous êtes impatient d’y revenir le lendemain matin. »
Après avoir terminé un ouvrage, je le mis de côté pendant trois semaines. Quand j’y retournai, j’avais pris suffisamment de distance pour me demander, « Quel est l’idiot qui a écrit cette ordure? » Et j’en ai réécrit la majeure partie. À ma grande surprise, j’eus alors à ma disposition de nouvelles idées, telles, la mention, au cours de ces trois semaines, par un de mes collègues que M. Sorkin était un avide procrastinateur.
Ce que j’ai découvert, c’est que dans chaque projet créatif, il y a des moments qui demandent une pensée moins directe. Mon besoin naturel de finir rapidement n’était qu’une façon de fermer des pensées complexes qui m’ont alors envoyé tourbillonner dans une nouvelle direction. J’évitais la douleur de la pensée divergente, mais je perdais aussi ses récompenses.
Bien sûr, la procrastination peut aller trop loin. Jihae assigna au hasard un troisième groupe de personnes qui devaient attendre jusqu’à la dernière minute pour entreprendre leur projet. Ils ne furent pas plus créatifs pour cela. Ils durent se précipiter pour mettre en œuvre l’idée la plus facile au lieu d’en développer une nouvelle.
Pour freiner ce genre de procrastination destructrice, la science offre quelques conseils utiles. Tout d’abord, imaginez l’échec spectaculaire, l’angoisse fiévreuse qui suivra pourra démarrer votre moteur.
Deuxièmement, rabaissez vos normes sur ce qui représente le progrès, et vous serez moins paralysé par le perfectionnisme.
Découper le temps en petites portions peut être également utile : le psychologue Robert Boice a aidé ses étudiants à surmonter le bloc de l’écrivain en leur apprenant à écrire 15 minutes par jour. Mon étape préférée est un engagement préalable : si vous êtes passionné par le contrôle des armes à feu, allez à l’application stickK et déposez-y une avance monétaire. Si vous ne respectez pas votre date limite, votre argent sera versé à la National Rifle Association l’Association Nationale pour la Défense des Armes à Feu. La peur de soutenir une cause que vous méprisez peut être un puissant facteur de motivation.
Mais si vous êtes un procrastinateur, la prochaine fois que vous vous vautrerez dans le sombre terrain de jeu de la culpabilité et de la haine-de- soi parce que vous n’avez pas entrepris votre projet souvenez-vous que , la procrastination peut améliorer votre créativité. Et si vous êtes un précrastinateur comme moi, il vous sera peut-être utile de maîtriser votre discipline et de vous forcer à procrastiner. Vous ne pouvez pas avoir peur de laisser votre travail un
Adam Grant est professeur de gestion et de psychologie à la Wharton School de l’Université de Pennsylvanie, écrivain d’opinion et auteur de “Originals: How Non-Conformists Move the World”.(Comment les Non conformistes font-ils bouger le monde)
* Le rôle de George Costanza est celui d’un névrosé, dégoûté de lui-même et dominé par ses parents, mais également sujet à d’occasionnelles périodes d’excessive confiance qui surgissent invariablement au pire moment possible. George se décrit lui-même comme le résultat du fait que ses parents étaient restés ensemble.
**« Tuesdays With Morrie» est le récit écrit par le chroniqueur sportif Mitch Albom qui raconte le temps passé avec son professeur de sociologie de 78 ans, Morrie Schwartz, de l’université Brandeis, avec qui il passe certaines des dernières heures de son professeur avant qu’il ne meure de sclérose latérale amyotrophique